Yann-Fañch Kemener
Yann Fañch Kemener
Considéré comme l’une des plus belles voix de Bretagne, Yann-Fañch Kemener révèle le chant traditionnel breton telle une source qui coule à travers le monde.
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Les comptines

Les comptines et divers bouts rimés que sont : les proverbes, les devinettes, les mimologismes jouent un rôle essentiels dans l’apprentissage des savoirs. Entre-autres fonctions, ils développent la mémoire, permettent l’acquisition d’une certaine dextérité linguistique. S’appuyants sur une observation de l’environnement ils servent a enseigner  les choses élémentaires de la vie (le noms des doigts de la main, les parties du corps, le cri des animaux…). La rime ou les assonances permettent une meilleur acquisition et mémorisation du vocabulaire et des structures du langage.

À chacun ses comptes, ses fables et ses comptines !

La parole offerte à l’Homme
Le chant naquit un soir d’hiver, on ne sait où, on ne sait quand,
à la porte d’une maison où criait un enfant malade.
Depuis lors, de siècle en siècle, d’aube en aube, de fatigue en fatigue,
l’ont usé des lèvres d’esclaves.
Armand Robin
(Le temps qu’il fait. Ed. Gallimard)
Portrait d'Armand Robin lors d'un voyage en Bretagne.

Il est aujourd’hui bien difficile de s’imaginer à quel point la rime a joué un rôle important dans la société ancienne. Je vous parle d’un temps qui n’est pas si lointain et d’un vécu dans une société rurale que j’ai intimement côtoyée. Les médias n’occupaient pas la place qu’ils tiennent au sein des foyers depuis que les supports s’en sont multipliés ces dernières décennies. Surtout, les références parlées et chantées étaient celles de l’entourage proche et qui se partageaient à l’échelle de la société. Elles ne s’imposaient pas par les médias qui tendent à confisquer la parole et à substituer de nouveaux standards aux pratiques langagières d’autrefois.

Je dois reconnaître avoir eut la chance – une chance même extraordinaire pour ma génération –, d’avoir eu des parents dont la langue maternelle était le breton. En outre ma mère avait un goût prononcé pour ces « bouts rimés ». Non seulement, elle ne manquait pas une occasion de me rappeler que « Peb ger digasa e notenn – chaque mot amène sa rime », et s’exprimait constamment dans une langue fleurie de sentences rimées et ponctuait ses propos de dictons que les circonstances semblaient porter tout naturellement à ses lèvres. C’est ainsi que les premiers éléments du langage m’ont été communiqués : les appels de bergers qu’elle même chantait dan son enfance, Hey e Hey dibedoup qui imite les pas du cheval à la marche ou au galop, le nom des doigts ou encore imiter le chant de tel ou tel oiseau, ce qu’en termes savants nous appelons aujourd’hui rimes, comptines ou mimologismes. À mon avis ces termes sont apparus avec les collectes et les classifications que celles-ci ont amenées. Il en allait autrement dans la société. À chaque chants ou rimes correspondait une fonction.

Je ne m’imaginais pas à quel point ces « bouts de chants, ces formules ou ces rimes » avec lesquels nous partagions nos rires et nos réflexions, allaient avoir un impact aussi important pour mon avenir. En me nourrissant de ses paroles, ma mère m’inculqua les fondamentaux de la langue et de la musique bretonnes. Les vers s’égrenaient tel un chapelet que l’on récite, imposants rimes, rythmes et structure poétique. Tout ce que je retrouverai plus tard dans le chant de manière plus générale.

Ils étaient destinés avant toute chose, à préparer l’enfant que j’étais, à intégrer le monde des adultes et à le soumettre aux règles de la société, ou chacun devait garder la place qui lui était imposée. Il n’était pas question de remettre en cause l’ordre établi et la transgression en était difficile. L’exil pouvait le permettre. Le langage, par le biais de jeux subtils en était un autre. Le chant improvisé (la joute oratoire jouait d’ailleurs ce rôle, avec toutefois certaines limites imposées par le maître des lieux).

Ils sont le reflet d’une société révolue – encore faudrait-il s’entendre sur ce terme – et d’un certain vécu.

Ces mots rimés n’étaient-ils pas aussi l’occasion pour les adultes de retrouver la part enfouie de leur enfance et de régler leurs comptes avec cette société. Par là même, la faire évoluer par le biais de la métaphore ou du « mot d’esprit » ?

Le propos de cette préface, n’est pas de présenter de manière exhauxtive les diverses expressions de la vie courante relatives à ces passages ou contextes dans lesquels ils étaient employés, mais d’en présenter quelques-uns des plus significatifs, et ceci à titre d‘exemple.

Pour cette édition, il a été fait le choix de présenter une palette de chants. Vous y trouverez plusieurs interprètes des diverses facettes de la Bretagne. À la fois bretonnante et gallaise. Le répertoire est tant traditionnel que composé pour les besoins de l’enseignement d’aujourd’hui. Comme depuis toujours, du moins peut-on se l’imaginer, des paroles nouvelles sont adaptées sur des airs venant d’aileurs et inversement. Toutefois la matière essentielle en est l’héritage des anciens. Chansons à compter, chansons à décompter, berceuses, jeux, imitations d’animaux ou d’oiseaux… et il aurait été possible d’en rajouter bien d’autres. Il a également été fait le choix de traiter ces chants de manière contemporaine en les arrangeants musicalement et en les accompagnants d’instruments contemporains. Ceci aide à une meilleure approche de cette matière, qui autrefois était interprétée à voix nue.

Demeure néanmoins plusieurs questions.

  • Le devenir de ces langues dites minorisées.

Combien de fois nous sommes-nous entendus dire : Pourquoi chanter en breton ? ce devait être la même chose pour le basque, le corse ou l’occitant. Celles-ci avient encore le rang de langues. Mais que penser du gallo ou du parlé du centre de la france ?

  • La transmission.

Vaste question s’il en est, dans le contexte actuel, ou tout tend à l’uniformisation et à la substitution de la parole. L’ordinateur, le magnétophone, nous permettront-ils l’échange et la communication ? ces subtilités de l’entendement du langage au 2ème ou 3ème degré ? Ces outils aussi fantastiques soient-ils nous donneront-ils l’extraordinaire chance du regard de l’Autre ?

L’Autre dans sa différence, dans sa sensibilité et son devenir. Les mots changeront, la forme évoluera, mais l’essentiel demeurera. La parole offerte à l’Homme.

Exemples choisis
La métrique

La structure de la gwerz (genre dramatique) est déjà posée dans cette comptine. Le vers est en octosyllabe :

Ar Roue hag ar Rouanez,
Oe oeit o daou da blanto panez.

Le Roi et la Reine,
Étaient tous deux allés planter des panais.

Pour la gwerz, la versification couramment utilisée fait appel à l’octosyllabe :

Skolvan, Skolvan eskop Leon,
‘Zo deit da greiz ul lann da chomm.

Skolvan, Skolvan, évêque de Léon,
Est venu habiter dans une lande.

Pour cette berceuse, par exemple, l’air ici utilisé est celui d’une gavotte (le nombre de pieds est généralement de 13).

Kousket aze poupennig, ha me a gano d’oc’h,
Pen a’i’o ho mamm er ger, rey broni’où mat d’oc’h.

Dormez petit bébé, je vous chanterais,
Quand votre mère rentrera, elle vous donnera le sein.

Le chant à danser :

Na pe oen bihan, bihan, ti ma mamm ha ma zad,
Me a oe ur c’hroedurig, ha oe disavet mat.

Quand j’étais tout petit, chez ma mère, chez mon père,
J’étais un tout petit enfant, bien élevé.

Exercer la mémoire et la diction

Comme me disaient mes « vieux chanteurs – informateurs » : « Distaget mat ho pôjoù – Détache bien tes mots, soit articule bien ». Une chanson est faite pour être comprise, d’ou l’importance d’une excellente diction. Je suis persuadé qu’au delà de la compréhension des mots ou d’une langue, cette diction juste et parfaite est une des passerelle essentielle à l’approche de l’Autre. Pour autant que l’on puisse s’en approcher et se mettre à sa place !

On se doit de répéter ces formules de plus en plus vite. On retrouve cette méthode dans tous les pays. En français, par exemple : « Les chaussettes de l’archiduchesse… ».

C’hwerc’h merc’h gwerc’h, war c’hwerc’h marc’h,
Ha war o lec’h c’hwerc’h manac’h.

Six jeunes filles vierges, sur six chevaux,
A leur suite six moines.

Gad kozh, kozh gad kozh

Vieux lièvre, mauvais vieux lièvre.

Le ludique
Devinettes

An deiz all ‘c’hon bet ‘ba pont ar glaou,
Ha m’eus gwelet daou.
Onon ’lare gwir, an all ‘lare gaou,
Ha memes tra ‘laraint o daou.
Petra e‘ ?
( Ar wiz hag an oc’h a lara oc’h, oc’h, oc’h )

L’autre jour, je suis allé au pont du glaou
J’ai vu deux.
L’un disait vrai, l’autre diasait faux
Et ils disaient tous les deux la même chose.
Qu’est-ce que c’est ?
( La truie et le verrat – Ils disent tous les deux oc’h, oc’h, oc’h )

Les sons, les mimologismes

Imiter les sons que l’on entend autour de soi, participe du rapport à l’espace environant et au temps défini par l‘homme. La nature, les oiseaux, les cloches…

Tor Vrañsez, tor rouz
La poitrine de François, poitrine rouge.

Le pigeon qui s’adresse au faucheur,
car il a la poitrine brunie par le soleil.

Le travail constitue à rouler les r, en imitant la voix du pigeon.

Les jeux, la danse

Comme la danse populaire, telle que pratiquée encore de nos jours en Bretagne, celle-ci permet, dans un temps et lieu donné, une remise en ordre de la société. Lors de ses assemblées, d’autres épreuves avaient court, tels le jeu du“ bazh youd – le court bâton, jeu an toull tomm, mouchig dall…“. Qui dit mise en ordre de la société par la danse, sachant que l’on devait respecter des codes extrêment précis, ceci impliquait qu’il y avait des exclus. Ceux qui regardaient. Les jeux leurs permettaient de trouver une place dans la société, par la force, l’intelligence, la dûperie etc. Je ne garde pas un souvenir ému de ces jeux que nous pratiquions sur la cour de l’école. Cela consistait toujours à exclure quelqu’un de la ronde, ou de se moquer de lui. Ce qui m’arrivait plus souvent qu’à mon tour !

Dañs an etourdi
Hop pe la, laridon daine, Hop pe la laridonde,
Hop pepla hop pe la hop pe li, Houm e’ dañs an étourdi.

Hop pe la, laridon daine, Hop pe la laridonde,
Hop pepla hop pe la hop pe li, Sav ho pragoù, c’hwezh’t ho fri

Hop pe la, laridon daine, Hop pe la laridonde,
Hop pepla hop pe la hop pe li, Ur vrav a pôtr so war leur-zi.

La danse de l’étourdi
Hop pe la, laridon daine, Hop pe la laridonde,
Hop pepla hop pe la hop pe li, voici la danse de l’étourdi.

Hop pe la, laridon daine, Hop pe la laridonde,
Hop pepla hop pe la hop pe li, il y a un joli garçon sur l’aire de la maison.

Hop pe la, laridon daine, Hop pe la laridonde,
Hop pepla hop pe la hop pe li, lève ton pantalon, mouche toi le nez !

Le ridicule, l’invraisemblable

L’absurde, la dérision, permettent une distance avec la réalité et ainsi de passer à autre chose. Ils permettent de débloquer une situation en utilisant le mode humoristique.

Loutig penn ar mene’
‘Oe bet seizh vloa’ ‘tene
Pa oe bet dizonet,
‘n’oe lac’hed e vamm gant un taol boned.
Loutig penn ar mene‘,

Avait têté durant sept années
Quand il fut sevré,
Il tua sa mère d’un coup de bonnet !

Ar gevier
Me oera ur ganaouenn, pes’hani n’e’ket goll hir,
Me rey ma c’houk da droc’ho, ma zo barzh ur pôz gwir.

Disul vintin p’oen zavet ‘oe ‘r c’hloc’h ‘son ar gousperoù,
Me a lampes er berenn, da hejal avaloù.

Kêr m’oe hejal ha hejal, na gouezhe mañ met mouilc’hi
A’i a rez pôtr ar berenn, petra ret c’hwi d’am brini.

Eañ da dapek ur men gwenn , da cheteg ‘nañ gant ma zal,
Ha pe oen bizited mat, ‘oen skoet ba kof ma gar.

Eañ da glask ur medesin, pes’hai na oe ket ganet,
Na da yac’ho din ur bleus, lem na oe droug e bet.

Menteries
Je sais une chanson, qui n’est pas bien longue,
Je donnerais mon coup à couper, s’il y a dedans un mot de vrai ;

Dimanche en me levant, j’entendis les cloches sonner vêpres,
Je sautais dans le poirier, pour faire tomber des pommes.

J’avais beau secouer et secouer, il ne tombait que des merles,
Vint le propriétaire du poirier :- Que fais tu à mes corbeaux ?

Lui de prendre une pierre blanche et de me la jeter au front,
Quand on m’examina bien, j’étais blessé au mollet.

Il alla chercher un médecin qui n’était pas encore né,
Pour soigner une blessure, là où il n’y avait aucun mal.

La civilité

Passer près de quelqu’un sans le saluer, ne pas souhaiter la bonne année, ne pas présenter ses condoléances, entrer dans une maison, ou vous asseoir sans y avoir été invité… étaient considérés comme de véritables insultes. Le langage rimé offre de belles possibilités de s’en sortir ou parfois de rendre la pareille. L’enfant était initié très tôt à ces codes. « C’est à l’éducation de l’enfant que l’on reconnaît la valeur des parents ».

La morale, l’éthique

(Rester dans ses limites)

Greit ho traou gant ho traou,
Astennet ho treid deus ho liserioù,
Goeit ho kleuñ’ gant ho tañve’
Ha den ne oero ho toere.

Faites vos choses avec vos affaires,
Allongez vos pieds à la mesure de vos draps.
Faites votre talus avec la matière dont vous disposez
Et personne ne connaîtra votre pensée.

La politesse

Benoz doue dac’h !

Merci à vous !

Ha da chomm genac’h.

Qu’il vous reste.

La franchise

Gwell eo ganin un taol troad
Evit ur goal deodad.
An taol troad, ‘vez yac’hed,
Hag an taol deod ne vez ket

Je préfère un coup de pied,
Qu’un coup de langue.
Un coup de pied peut être guéri,
Mais pas un coup de langue.

La traîtrise

He’zh n’eus ur gontel vihan ruz
Ha droc’ha da ‘n daou du.

Il a un petit couteau rouge,
Qui coupe des deux cotés.

La sexualité

Sujet tabou, s’il en est.

« An traou ze ‘veint ket laret.
Ze ve’ c’hwitellet ! »

On ne dit pas ces choses là, on les siffle !

He’zh ‘oe beu’et e dad ‘ba’ stang ar vilin avel.

Son père s’était noyé dans l’étang du moulin à vent.

(Pour un enfant dont on sait pas qui est le père)

L’affirmation

On ne remet pas en cause une parole. Celle-ci est de l’ordre du sacré. Il en va de même pour la Gwerz. Du reste, on ne chantait pas ces chants à toutes les occasions.

Pe dall ha daounet e vin.

Que je sois aveugle et damné.

(Si ce que je dis n’est pas vrai !)

La conclusion, la chute

C’est généralement par ce genre de formules que l’on termine un conte. On peut également couper court à une conversation en utilisant ces formules – comptines.

Ma e’ gwir amañ,
E tle bezañ enañ.
An hini na gred ket,
N’eus ket ‘met mont da wellet.

Si c’est vrai ici,
Ça doit l’être là bas.
Celui qui ne croit pas,
Peut toujours aller voir.

Le travail

S’il est une valeur à laquelle le paysan est très attaché, c’est bien le travail. Celle-ci demeure d’actualité, y compris pour des citadins issus du monde rural. Le travail bien fait, savoir économiser, avoir du courage, de la perséverence, sont autant de sujets riches pour la matière qui nous intéresse.

Le courage

Kemer labour war e gorf

Prendre du travail sur le corps. Prendre sans compter

L’obéissance

An hani oera ket senti,
‘oera ket komandi.

Celui qui ne sait pas obéir,
Ne sait pas commander.

Le temps presse !

Pa vez tomm ar youd, debet,
Pa vez tomm ar vorn, poezhet,
Pa vez dour, malet,
Pa vez avel, gwentet.

Quand la bouillie est chaude, mangez,
Quand le four est chaud, faites cuire.
Quand, il y a de l’eau, profitez-en pour moudre
Quand il y à du vent, vannez.

L’autorité

Autre sujet délicat, s’il en est. Pour une parole déplacée, vous pouviez vous trouver congédié de votre ferme, voire battu. Il était préférable de savoir raison garder et „tenir son rang“. „ Bout paour, n’eo ket ur pec’hed, koulskoude, eo gwelloc’h hen kuzhet – Être pauvre n’est pas un péché, mais il vaut mieux le cacher. Ou encore : Ma vize bet paour, vize bet laket zod – S‘il avait été pauvre, on l’aurait dit idiot“. Dans ces cas-là, la critique a parfois la dent dure !

Le maître

Ar mestr eo ar mestr,
Na pa ne vez nemet kaoc’h euz e rer

Le maître est le maître,
Quand bien même son derrière est rempli de m….

L’élu

Un deputer !
Ur bramm war ar skailher.

Un député !
Un pêt sur l’escalier.

Le rapport au temps et aux saisons

Chaque saison, chaque mois, chaque contrariété climatique arrive avec son lot de dictons. Les travaux des champs étant régulés, par le temps lui-même ou celui imposé par les rituels calendaires.

Le temps

Goude pardon Bulat,
deus kement toull a zo ‘t’a gouac’had.

Après le pardon de Bulat,
De chaque endroit, vient l’ondée.

La patience

Itron Varia an amzer,
Ha digasa tout an dud d’ar ger

Notre Dame du temps
Ramène tout le monde à la maison.

Le temps mesuré

Kig sal; kig sal.

Viande salée.

(L’horloge)

La religion

Autre temps, autre espace, rythmant le quotidien, la vie, la mort. Comme on envisage sa mort, on fait sa vie ! Bien que très présente, du moins jusqu’au concile „Vatican II“, certains bretons demeurent très attachés à certaines pratiques. Les enterrements, les mariages, les pardons. D’autres au contraire, s’affirment dans la défense d’autres valeurs telles l’athéisme, le boudisme… Il n’empêche qu’une certaine rigidité religieuse a suscité l’humour et parfois la dérision. Certaines pratiques ancestrales sont également restées dans la pratique ou la mémoire.

Prière

Me wela teir goulmig wenn,
’Tont deuz a Vetleem,
Lec’h ’oe Per ha Pôl,
Ha Mari Madelen.
Teir werc’hez i skrivo,
Ha teir i lenn,
Teir i terc’hen ar gouloù,
Evit adori ar goureoù.

Je vois trois colombes blanches,
Venant de Béthléem,
Là où se trouvaient Pierre et Paul
Et Marie-Madeleine.
Trois vierges qui écrivaient,
Trois qui lisaient,
Trois qui tenaient la lumière,
Pour adorer l’élévation

Parodie de prière – de naufrageurs

Ni ya da laret ur bater hag un ave,
Evit ma teuyo ar peñse d’an aod.
Ma vin ar c’hentañ, m’o ar gwelañ lod.
Ma vo un ebeulez gant ar gazek gell,
Hag ur paotr bihan digant Katell.

Nous allons dire un pater et un avé,
Pour que le naufrage vienne à la côte.
Si je suis le premier, j’aurais la meilleure part.
Pour que la jument baie ait une pouliche
Et Catherine un petit garçon.

L’avarice

Stenn eo e groc’henn war e rer

Il a la peau tendue sur le derrière.

Malédiction

Ar peder amzer, ar seizh sort, an avel ‘ba toull an nor,
Ar wreg e konnar, hag ar re vihan i ouelo.

Les quatre temps, les sept sorts, le vent à la porte,
La femme en colère et les enfants qui pleurent.

La fatalité

Ma doue, koulskoude,
Hag a boan, ha mervel goude,
Ha daounet matreze,
Grweg ha bugale.

Mon dieu et pourtant,
Que de peine, pour mourir ensuite,
Et être damné après,
Femme et enfants avec.

La Mort – l’au delà

Voici un bien vaste sujet. Pourtant dès le plus jeune âge, l’enfant étant mis en face de cette réalité : “Vanitas, vanitatum et omnia vanitas – Vanité des vanité, tout n’est que vanité”. “Sa bed ell vo ret monet – Il faudra bien aller vers l’autre monde”. Que devient-on après ce passage sur cette terre ? Que deviens notre âme, ou celle de nos défunts ? Soit pour les appaiser, ou peut-être pour nous rassurer, nous leur adressons des prières, nous ne les offensons pas par des gestes déplacés, nous leur offrons de la nourriture pour certaines fêtes ou leur permettons de venir se rechauffer près de nous. En échange, ils nous donnent à voir ou a ressentir certaines choses, que tous les humains ne sont pas à même de comprendre ! Comme me disait la poétesse Angela Duval : “Etre bed ar re veo, ha hini ar re varo, n’eus ket dañvez un tamm paper zeiz – entre le monde des vivant et le monde des morts, il n’a pas l’épaisseur d’une feuille de papier de soie”.

La mort réelle

Gouel mikael, hag an ankoù,
A ra kalz a chanchemanchoù.

La Saint Michel et l‘Ankou (la mort),
Font beaucoup de changements.

L’annonce

Pa sona kloc’h Mari,
‘zona da daou pe da dri.

Quand sonne la cloche de Marie,
Elle sonne pour deux ou trois.

Les âmes et les croyances

Pa vez ‘n trebe war an tan,
‘vez an anaoun en poan.

Quand le trepied est sur le feu,
les âmes (défuntes) sont en peines.

Yann-Fañch Kemener, Octobre 2008

Le Kan ha diskan

Le kan ha diskan, que l’on peut traduire par « chant et contre-chant », « chant et re-chant » ou « chant et déchant », est, en Bretagne, une technique de chant a cappella traditionnel et tuilé en breton, pratiquée à deux ou plus.

Le meneur (kaner) ou la meneuse (kanerez) chante le couplet qui est repris ensuite par le ou les autre(s) chanteur(s) (diskaner(ien)), démarrant sur les dernières syllabes du précédent. Traditionnellement pratiqué a cappella, on entend ce type de chant en festoù-noz pour faire danser les personnes présentes, bien que nombre de chanteurs interprètent des chansons à écouter ou à la marche avec la même technique. Il est principalement pratiqué en Centre-Bretagne (Kreiz Breizh en Breton) par un couple ou un trio généralement. Par contraste, ce qu’on appel « chant à répondre » désigne un chant sans tuilage mené par un soliste auquel répondent plusieurs personnes, comme en Haute-Bretagne, ou dans une large partie du Vannetais.

Les cinq soeurs Goadec (~1960) Fds Georges Le Meur

La Gwerz

Gwerz, pluriel Gwerzioù. Ce sont des chants narratifs qui prétendent à l’historicité. Ceux-ci ont retenu l’attention des collecteurs et la tentation était grande de rechercher dans ces gwerzioù des faits historiques anciens.

Une exceptionnel chanteuse de Gwerzioù : Madame Bertrand / an « itron» Bertrand

Un tempérament… une voix

Il y a à présent trente ans que j’ai entendu pour la première fois les enregistrements de Madame Bertrand réalisés il y a près de cinquante ans par Claudine Mazéas.

Nous étions en 1974. Érik Marchand, arrivant de Paris et fréquentant les cercles bretons, découvrait cette région du Centre-Bretagne appelée Pays Fañch, Bro Vañch en breton. Érik était à la recherche de chanteurs et de chansons. C’est par l’intermé- diaire de mon cousin et chanteur Eugène Grenel que je fis sa connaissance. Notre première rencontre s’est tenue sur les bords du Sulon, près de la station piscicole de Kerlabour en Sainte-Tréphine. Érik y avait planté sa tente, ce qui autorisait quelques parties de pêche à la truite et au brochet. Je lui faisais partager mon répertoire de l’époque, et lui me faisait découvrir les enregistrements en sa possession.

Parmi les trésors d’Érik, obtenus par le biais du Parisien Pierre Guilleux, se trouvaient les chants d’une vieille femme de Canihuel. Elle avait été enregistrée à la fin des années cinquante par Claudine Mazéas. Dans les années 1960, ces enregistrements étaient en circulation dans les stages de langue bretonne organisés par Ar Falz. Pierre Guilleux en suivait les formations. C’est dans ces circonstances qu’il fit une copie de ces bandes et les donna à entendre aux associations de Bretons de Paris s’intéressant à la langue et aux chants. Enfin, grâce à Érik, je faisais connaissance avec la voix et le répertoire de Madame Bertrand, plus connue sous le nom de Jose ’r C’hoet. Je n’imaginais pas ce que cette révélation et ce choc émotionnel allaient avoir d’important et de décisif pour moi.

Marie-Joseph Bertrand
Marie-Joseph Bertrand et Albert Boloré (~1960)

Le nom de Madame Bertrand, mère de Guillaume Bertrand, grande figure pélemoise, ne m’était pas inconnu. Jean Poder, Jean-Marie Youdec, Albert Boloré me parlaient souvent de cette grande chan- teuse au répertoire étendu et varié. En particulier, Jean Poder avait chanté avec Jérôme Martail, le père de Jose ’r C’hoet, et évoquait fréquemment ses confrontations. Pour moi, Madame Bertrand était associée à l’image d’une femme vêtue de noir et à celle de ma tante Marie-Louise Jouai, la mère d’Eugène Grenel. Marie-Louise Jouai habitait à deux pas du bistrot La Piscine tenu par Guillaume Bertrand, le fils de Jose ’r C’hoet. Comme beaucoup de personnes de cette génération, ma tante Marie- Louise et Madame Bertrand se retrouvaient pour un kafe-kommerezed et chantaient.

Le souvenir d’enfant que j’en garde est celui de vieilles femmes, récitant des paroles et des chants, incompréhensibles et inaccessibles.

Avec les enregistrements de Claudine Mazéas, c’est un monde qui se révélait et reprenait vie, en par- ticulier celui du grand genre qu’est la gwerz. Certes, ce n’était pas la première fois que j’entendais interpré- ter des gwerzioù. Ma mère Maria Jouai, Jean Poder, Jean-Marie Youdec et d’autres encore en entonnaient des bribes à l’occasion. Madame Bertrand livrait et donnait à entendre de véritables récits avec de réels développements parfaitement structurés. À dire vrai, jamais je n’avais entendu quelque chose d’une telle force et d’une telle sensibilité.

Servie par une diction parfaite et juste, en totale adéquation avec la langue parlée de cette région de Haute-Cornouaille et spécifique au pays de Corlay, Madame Bertrand incarne l’art du chant avec un brio tout personnel. C’est précisément à l’écoute de Madame Bertrand que j’ai pris toute la mesure des paroles de ma référence de Sainte-Tréphine, Albert Boloré, dont les propos étaient toujours mesurés et pertinents : « An dud a laro dac’h n’e’ mann kano. ’Deuz ket ’met o’r, ha felliant ! / Les gens te diront que chanter n’est rien. Qu’ils le fassent et ils verront bien ! » Il me signifiait ainsi combien le chant est un art difficile et exigeant.

J’ai retrouvé chez Françoise Méhat, une chanteuse originaire de Laniscat et de la même génération que Madame Bertrand, le même sens de la valeur des mots et du récit. Par contre, chez Emmanuel Kerjean, c’est plutôt la précision du rythme qui prévalait. Ce dernier savait, comme peu d’autres, varier et moduler ses interprétations pour enrichir son répertoire d’airs, développant ainsi ce style si particulier qu’il a imposé. Chez Madame Bertrand, le caractère de la mélodie ou du chant, qu’il soit joyeux ou dramatique, prime avant toute chose. Elle y met une intensité toute person- nelle et fait jouer sa voix, caressant la note de façon à mettre tel ou tel mot en évidence et transcender le texte. Dotée d’une voix puissante et affirmée, elle ar- ticule subtilement chaque mot, qu’elle inclut dans le développement de la phrase, comme l’artisan insère la pierre dans le mur à sa juste place. Le récit ainsi déclamé, porté par le charisme de l’interprète, vient jusqu’à l’auditeur, non pour le flatter, mais pour lui faire ressentir la force et la justesse du propos.

Ainsi la qualité de l’interprétation fait-elle de ce temps un moment unique, extatique, qui s’imprime dans la mémoire et permet la transmission et l’ac- compagnement de cet héritage.

L’écouter est comme une entrée sur un autre monde

De ses rencontres marquantes avec Madame Bertrand, Claudine Mazéas rapporte qu’elle commen- çait toujours par la gwerz de Skolvan. La chanteuse a aussi qualifié cette gwerz de « cantique ». Chant qui, par essence, suscite le respect. En établissant ainsi les conditions d’écoute, en annonçant la gravité du sujet qu’elle allait donner à entendre, elle inscrivait son chant dans le temps et l’espace par un rituel quasi théâtral. À l’auditoire qu’elle se devait de séduire, elle impose silence et recueillement. Par là même, elle s’affirme dans le rôle qu’elle entend tenir devant un public nouveau intéressé par ses chants, son répertoire et leur expression. D’ailleurs, en la matière, elle savait parfaitement y faire et tirer parti des circonstances.

Aujourd’hui encore, à la réécoute de ces documents sonores, mes émotions premières demeurent in- tactes et précises. En entendant les chants et les commentaires de Madame Bertrand, je revis des scènes de mon enfance où le drame « fleurtait » avec l’humour, voire avec un certain cynisme, pas- sant ainsi du rire aux larmes. L’écouter est comme une entrée sur un autre monde, sinon un retour dans un autre temps, le temps des références vécues de mes aïeux. Avec des récits tels que Skolvan ou Iwan Gamus, s’ouvre à nouveau le monde des revenants, des intersignes, des lavandières de la nuit, autrement dit des zeblanchoù et des kanerezed-noz.

Débiter, répéter et ressasser sans trêve les récits qui ont bercé mon enfance n’en finissent pas de nourrir mon imaginaire. À l’époque des premières écoutes des enregistrements de Claudine Mazéas, je savais que ces chants n’avaient plus prise avec le monde moderne et n’étaient plus appréciés du public. La plupart des chanteurs eux-mêmes avaient suivi évolution et mutation de la société rurale en s’ouvrant aux chants et aux musiques des bals po- pulaires. Ils rompaient ainsi avec le répertoire des anciens. Le monde de l’écoute et de la participa- tion collective ne revêtait plus le même caractère qu’autrefois. Rétrospectivement, je réalise que mes informateurs en étaient bien conscients. Pratique et répertoire étaient, eux aussi, d’un autre âge, celui de mes parents et de mes grands-parents.

Écouter ainsi Madame Bertrand, et d’une façon plus générale les anciens de mon entourage, a consisté pour moi à renouer avec la civilisation de l’oralité côtoyée par Hersart de La Villemarqué, Luzel, Le Diberder et bien d’autres à l’occasion de leurs voyages et enquêtes.

Témoigner à Claudine Mazéas toute ma reconnaissance
Claudine-Mazeas (Années 1980)

Qu’il me soit permis ici de témoigner à Claudine Mazéas toute ma reconnaissance pour sa disponibilité et sa confiance. Pendant des années et en toute liberté, j’ai pu écouter et réécouter bien des fois ses collectes enregistrées et ses notes de terrain. À l’écoute des bandes magnétiques, des souvenirs de Claudine, mais aussi de Jean Poder et Guillaume Bertrand, je me suis construit une image de la personnalité de Madame Bertrand : une femme au caractère trempé ayant à mener un chantier de sabotiers dont l’autorité et le respect se sont acquis par un art consommé du chant. J’imagine sa jubilation, mais aussi ses question- nements, devant les gens de la ville venus prendre ses airs et ses chansons. Quelle attitude adopter ? Que dire ? Que chanter ? Il faut se rappeler que la première fois qu’elle fut enregistrée, ce fut de nuit, chez elle à Canihuel. Elle s’est levée et s’est mise à chanter.

La période des collectes de Claudine Mazéas correspond à une des mutations du monde rural breton. À ce temps de l’industrialisation agricole, du remembrement, de la désertification des campa- gnes, au profit d’une agriculture intensive, fait écho le temps de la recherche des racines, de la redécou- verte et de la reconquête de la langue, du chant, et de la danse. Tous ces éléments qui liaient et structu- raient la société rurale sont devenus le maillon et le ferment du renouveau culturel de la Bretagne.

Le paradoxe de cette modernité triomphante et déstructurante est qu’elle a apporté des outils per- mettant de prolonger sur des nouveaux supports (magnétophone) la mémoire des témoins.

Conscients de la mutation qui se vivait sous leurs yeux, les chercheurs et collecteurs en quête d’authentiques répertoires, qu’étaient Claudine Mazéas, Georges Cadoudal et Étienne Rivoallan, nous ont légué plus qu’un témoignage. À la lumière des recherches actuelles, il est patent qu’ils nous ont préservé un pan sensible et audible de la société rurale du xixe siècle. Surtout, nous leur sommes re- devables de nous avoir révélé la place que tenait le chant dans la société rurale du Centre-Bretagne à l’aube de la grande mutation industrielle, chant que la voix, l’expression et le style de Madame Bertrand élèvent véritablement au rang d’art.

Aussi, c’est avec un réel plaisir que je m’associe à la publication de cet hommage qui offre de partager un des plus beaux joyaux de notre héritage culturel.

Yann-Fañch Kemener — Tréméven, Juillet 2008

Mes carnets de route

OUVREZ LES PORTES…

``Ma grand-mère est morte, en chantant, chez nous à Gwezh an div roz, à Ste Tréphine. Elle était bien vieille et ne voyait plus. Elle nous a dit : Je vais vous en chanter une autre... et puis elle s'est éteinte comme ça. Voilà ce que me racontait ma mère quand j'étais enfant. Elle ajoutait aussi : Ma grand-mère avait beaucoup de caractère, mon grand-père savait regarder les étoiles, mon oncle Sulian, celui qui avait déserté à la Grande Guerre et dont on n'a jamais su ni quand ni comment il était mort, grimpait dans les arbres quand il était jeune et se mettait à chanter, et tout le monde s'arrêtait de travailler pour l'écouter. Mon père, ma mère, mes oncles Pierre-Jean et Eugène, ma tante Marie-Louise étaient tous de grands chanteurs et de bons danseurs. Regarde aujourd'hui mon cousin Eugène Grenel comment il chante...``

Quant à moi, je suis né dans cette petite commune de Sainte-Tréphine, dans le village de ma mère, à Gwezh an div roz, au coeur même du Pays Plinn  sur les bords du Sulon, en terre de Haute Cornouaille aux confins du pays vannetais et du Trégor, à la limite du pays Gallo. Le Breton fut ma première langue ; tout naturellement, il me fut transmis par ma famille et mon entourage, plus particulièrement par ma mère et ses chants, par le biais de comptines et de rimes en tous genres. Ma mère nous prenait, mon frère et moi, sur ses genoux, assise sur la pierre du foyer et nous chantait, pour nous amuser ou nous rassurer :

Bing Bang Kkoc’hoù

Marv eo Gwilhoù

War an treuzoù

Bing Bang , cloches

Gwilhoù est mort

Sur le seuil

ou encore

Hey, Hey Hey dibedoub

Ma ma c’hazh o neizo stoup,

D’ober loeroù da ma c’hi,

Dont da bardon Janjeli…

Hey, Hey, Hey, dibedoub,

Mon chat file de l’étoupe,

Pour faire des chaussettes à mon chien,

Pour aller au pardon de Saint-Gilles…

Plus tard, elle nous demandait de lui répondre “Haoukelad”, les appels de pâtres.

Albert Bolré ; Eugène Grenel ; Auguste Olivier ; Yves Calvez - Membres du groupe "Tro-Blavez" (~1961/62)

Cette ambiance de chants m’a donné le goût, plus tard de partir à la recherche de l’histoire de ce pays à travers son oralité, recherches que j’ai effectuées pendant une quinzaine d’années dans toute cette région du centre Bretagne Des portes m’ont été ouvertes et je le dois en partie à la renommée de bons artisans et de joyeux convives que furent mes aïeux. C’est une grande partie de leur mémoire que je livre ici.

La Sainte-Tréphine de mon enfance comptait encore : un boulanger, un boucher, une marchande de sabots, un forgeron, une école, un curé, cinq ou six bistrots dans le bourg, un autre au village de Notheret, un pardon avec procession, la cérémonie des morts à la Toussaint et puis le fest-noz de l’école tous les hivers, même que quelquefois la déception était grande quand celui-ci était annulé pour cause de neige ou de panne d’électricité.

La population de l’époque était partiellement bilingue ; la plus grande partie monolingue : la plupart des habitants n’avaient pas été scolarisés, tout particulièrement les personnes nées avant la guerre de 1914.

A l’époque de mon enfance, j’ai vu la vie culturelle de cette région se transformer: le fest-noz quitte la communauté du village pour s’installer dans les bourgs. C’est à cette même époque que le terme fest-noz (fête de nuit), a fait son apparition. Les termes usités auparavant étaient : filaj, dornerezh, noz’ezh ou tennadeg – filerie, battage, soirée ou arrachage. Chaque travail collectif était l’occasion de réunir la communauté, et de rire, danser, de se mesurer. Il en est de même pour le terme kan ha diskan aujourd’hui couramment employé ; les anciens disaient “Kano da dansal” chanter à danser. En revanche on précisait: “Kan a riet war ma lec’h” ou “diskan a riet war ma lec’h” vous chanterez après moi ou vous déchanterez après moi”. Plusieurs genres étaient pratiqués. Pour le chant à écouter, il était précisé : “Ze ‘zo ur werz [1]La gwerz se définit comme un chant à caractère dramatique, historique ou religieux, par opposition à la poésie dite lyrique., pe ur rimadelenn” c’est une gwerz ou une histoire rimée, ou encore “kano a boz” chanter à pause, ce qui était une joute oratoire improvisée ” ‘c’h an da laret ur ganaouenn” je vais vous dire une chanson, montre l’importance du texte par rapport à la musique. Dans ma région pour désigner le chant en général, l’expression était avant tout kanaouenn, alors que le pays voisin appelé Pays Pourlet utilise deux termes kanenn ou sonenn.

Pour moi, tout enfant, le fest-noz organisé par l’amicale laïque, était un grand moment de bonheur, comme les rares séances de projection cinématographique. On en parlait toute la journée ; aussi quand on s’habillait “en dimanche” pour y aller, l’émotion était à son comble : je savais que j’allais y retrouver les camarades d’école, mais aussi la famille venue de plus loin.

Le groupe "Tro-Blavez" (~1973)

Ces festoù-noz étaient animés par le groupe Tro Blavez, qui fut formé dans les années 60 et se produisit de façon régulière pendant une vingtaine d’années. Allant de bourgs en villages, animer les soirées, il était composé de chanteurs, sonneurs de clarinette, d’un couple binioù-bombarde, et même d’un accordéoniste. Un groupe de danseurs l’accompagnait dans tous ses déplacements. L’animateur-organisateur de l’époque était Albert BOLORE de Sainte-Tréphine, à qui je dois un hommage particulier. C’est lui qui, des années plus tard, me donnera l’occasion de faire entendre ma voix. S’élevant parfois contre les autres chanteurs, il disait : “Ret ‘vo kaout re yaouank da ramplas ac’hanomp” Il faudra des jeunes pour nous remplacer.” Il m’indiqua aussi, mes premiers informateurs : Jean PODER et Jean-Marie YOUDEC de Plounevez-Quintin.

Le fest-noz de l’époque ne devait pas être très éloigné de celui que l’on trouvait dans les villages les plus reculés d’avant-guerre. Pour cette région du centre Bretagne, les danses pratiquées se limitaient au plinn, fisel, koste ‘r c’hoet, polka-plinn et scottish. Ces deux dernières étaient (surtout) très prisées des plus anciens, car elles privilégiaient un moment de grande intimité entre les danseurs. Ce ne fut qu’après les années 70 que nous vîmes apparaître de nouvelles formes de danses : la gavotte, l’An dro vannetais et autres, généralisées par l’implantation des festoù-noz dans les grandes villes. Comme l’accompagnement musical : en plus de l’air, ils donnaient un texte. Je me souviens d’avoir vu des danseurs s’arrêter pour réclamer soit une autre danse, soit un texte plutôt qu’un autre, s’arrêter aussi parce que la ronde n’était pas formée. Mais la soirée n’était pas uniquement consacrée à la danse. Un moment était réservé au tirage de la tombola, puis au chant “à écouter”. Tous ceux qui le désiraient pouvaient monter sur scène et interpréter leur chanson. Un de mes grands souvenirs est d’avoir entendu Victoire LE BESCOT de Plélauff, encore toute jeune, chanter le Bolom Kozh. Bonjour à vous, vieux bonhomme, bonjour je vous dis, le congé de votre fille Jeannette je vous demande. Le vieil homme refuse, mais la jeune fille se trouve enceinte. Le vieil homme vient alors supplier le jeune clerc d’épouser la jeune délaissée. Celui-ci refuse…. Une telle histoire, si merveilleusement chantée, ne pouvait que trouver un écho favorable auprès du public. La récompense pour ces vedettes d’un moment était un paquet de café. Le souvenir des privations de la dernière guerre et le goût de l’orge grillée ne lui donnaient que plus de valeur. Pour les danseurs, la récompense était un mouchoir pour les femmes et du tabac pour les hommes.

Emmanuel Kerjean et Yann-Fañch Kemener (~1982) lors du concours fisel de Rostrenen (22)

Cette région du centre Bretagne a toujours privilégié les concours : concours de danse, de chant (improvisé, à écouter, à danser…), jeux de force, comme le bazh youd, le tir à la corde ou le lever de perche. Les compétiteurs mesuraient leur valeur au nombre de paquets de tabac qu’ils avaient pu ainsi gagner. Emmanuel KERJEAN, par exemple, raconte, au sujet de ses premiers essais chantés, la fierté de ses parents quand il leur dit qu’il rapportait du tabac pour le chant à danser, pour le kan a boz ou pour la danse. Ce prix était en fait le signe que “l’artiste” était reconnu, qu’il avait sa place dans cette société, une sorte de rite de passage et d’admission dans la société et le clan des adultes. Jean PODER me disait qu’après avoir remporté du tabac, les chanteurs étaient sollicités pour faire danser ou animer des festoù-noz, lors de battages ou d’arrachages de pommes de terre et qu’en plus, certaines faveurs leur étaient accordées, notamment celle de raccompagner des jeunes filles chez elles…

Ces festoù-noz à l’origine étaient gratuits et ouverts à tous. Ceux que j’ai connus étaient déjà payants et organisés au bénéfice des écoles privées ou publiques (principalement). Les chanteurs étaient déjà rémunérés pour leurs prestations. Ce qui ne fut pas toujours le cas. Albert BOLORE me raconta un jour comment il avait réussi à imposer un réel salaire pour les chanteurs, 15 francs en 1960. L’affaire se déroula à Kroez-Kerlann en Leskoet-Gwareg. Le grand organisateur de festoù-noz au Pays de Rostrenen de l’époque était Lomig DONIOU, avec l’aide du Cercle celtique de Rostrenen ; Albert me disait : “Nous allions souvent, presque toujours chanter pour les bonnes soeurs ou les curés, nous ne voyions jamais la couleur de l’argent. Bien sûr on nous donnait du tabac, mais dame… Eugène GRENEL et moi avions fait nos preuves et nous sentions que nous étions estimés.” Aussi, décidèrent-ils d’aller au fest-noz organisé par le cercle de Rostrenen et de payer leur entrée “comme tout le monde”. Quand on les vit arriver, bien sûr on les pria de chanter. Ils demandèrent un défraiement. La négociation était difficile et personne ne cédait. Nos deux chanteurs sortirent et allèrent au bistrot d’en face où on leur fit un accueil des plus chaleureux. Ils se mirent à chanter et… le public traversa la rue ! Inutile d’ajouter que, lorsque la salle se vida, les organisateurs acceptèrent de rembourser leur entrée et même de les payer !…

C’est à la suite de cet incident que le groupe Tro-Blavez, réunissant la fleur des artistes de la région, se créa. Il se donna pour mission d’animer des soirées, mais surtout d’initier les jeunes générations à cette pratique, tant dans le domaine de la danse que du chant ou de la musique. Une préférence particulière, notamment dans les premières années du groupe, était donnée aux écoles laïques, bien qu’à la fin la politique ait changé. Il est vrai que les propositions tombaient de toutes parts et pour des causes très différentes. Je dirai que si, aujourd’hui, des musiciens ou chanteurs peuvent vivre de leur art, ils doivent beaucoup à Albert BOLORE.

Les qualificatifs employés pour définir les Bretons n’ont jamais manqué : courageux, travailleurs, têtus, religieux, fidèles, obéissants, rancuniers, âpres au gain… Pour ma part, la majorité des chanteurs de Kan ha diskan que j’ai côtoyés dans cette région du centre Bretagne ne correspondait guère à ces épithètes, du moins pour ce qui est dans le domaine de la religion et de l’argent. Ils étaient courageux certes, bien assis dans leurs convictions, tous très fiers et conscients de leur valeur, mais quant à leur rapport à l’argent et à la religion, il en allait autrement. Dans la difficile vie d’une contrée éprouvée par la pauvreté, les festoù-noz furent l’occasion pour certains de “lakaat un tamm druzoni war o c’hrampouez” mettre du beurre sur leurs crêpes. Ce petit complément de salaire, j’en suis sûr, motiva certaines vocations.

Cette zone de Bretagne a toujours été qualifiée de “rouge”, peut-être en raison de leur opposition aux différentes missions qui sévirent depuis le Père MAUNOIR jusqu’à cette dernière guerre. Le renouveau culturel de l’après-guerre ne fit que renforcer un goût déjà très prononcé pour la convivialité, la musique, le chant et la danse. Les premiers festoù-noz ne firent pas l’unanimité : d’autres préféraient le théâtre de patronage où se jouaient des pièces en breton, dont certaines étraient très populaires ; la langue leur était familière et elles traitaient de sujets proches de leurs préoccupations quotidiennes. Le fest-noz, quant à lui, traînait toujours une image diabolique d’incitation à la débauche. Les prêtres d’avant-guerre avaient lutté pour interdire ces rassemblements ; après-guerre, ils contribuèrent à leur relance, mais ne purent en garder le monopole. L’anecdote citée plus haut par Albert BOLORE illustre cette situation. La population aussi était assez réticente et ne voyait pas forcément un grand intérêt à relancer ces “vieilleries” du temps passé. La curiosité et le manque d’animation les y amenèrent. Il est vrai que la télévision n’avait pas encore fait son apparition dans nos campagnes. Les chanteurs traités de “blancs” quand ils chantaient pour les curés, de “rouges” quand ils chantaient pour les autres, eurent souvent à se justifier ce qui les amena à afficher leur neutralité :. “Quand je chante je ne fais pas de politique”, telle était la devise qu’adoptèrent la plupart d’entre eux.

L’importance qu’attachent les Bretons de ma région à la musique, au chant et à la danse, ne date pas d’hier, témoin ce qui arriva au père Maunoir lors d’une mission qu’il fit dans cette région, à Saint-Mayeuc précisément. Il arriva dans la seconde mission une chose fort singulière; c’était dans une paroisse où l’on ne faisoit aucune instruction, et où les jeunes gens les jours de fête étoient accoutumés , dès que les vêpres étoient finies, à danser jusque bien avant dans la nuit. Ainsi lorsque le père Maunoir montoit en chaire un dimanche, immédiatement après les vêpres, pour ouvrir la mission, tous les jeunes gens sortirent de l’église et s’enfuirent vers la forêt où se devoient faire leurs danses”. Le prédicateur, accompagné du père Bernard, se mit à courir après eux et, afin d’arrêter cette jeunesse libertine, ils entonnèrent un cantique. Ce chant si nouveau et si surprenant arrêta d’abord les derniers des fuyards qui, touchés de l’air, voulurent entendre les paroles et revinrent sur leurs pas: ils furent suivis de ceux qui les précédaient, et les plus éloignés, entendant un chant confus, crurent qu’on allait danser, et accoururent de toutes leurs forces. Plus loin, lors d’une mission à Cleden-Poher, le père Maunoir extermina dans plusieurs cantons des danses criminelles, qui se commençoient à la fin de la messe , avant qu’on fût sorti de l’église, même les jours que le Saint-Sacrement était exposé [2]Extrait de : Le parfait missionnaire, ou vie de R.P. Julien MAUNOIR par le R.P. BOSCHET éditée à Lyon chez Perisse Frères, libraires, 1834.. Malgré tous ces interdits, les danses sont restées présentes chez nous ; elles sont encore essentielles à notre micro société, et elles demeurent toujours un contre-pouvoir à l’institution en place. Dommage que le narrateur ne nous ait pas fourni plus de renseignements sur ces chants et danses.

Des chants autres que ceux relatifs à l’enfance m’ont bercé durant ces années. Ma mère nous chantait par exemple, Iwan Gamus, Plac’h yaouank Plusulian tirés du répertoire de sa mère ou d’autres comme Plac’h Lanuon, empruntés au répertoire de Marie-Ange, de Poulheskenn qu’elle avait entendus quand elle allait garder les vaches dès l’âge de 6 ans. Ces chants, elle les avait appris le soir, à la veillée, ou bien lors de battages ou de travaux de la ferme. Ces types de chants “à écouter”, j’ai eu l’occasion de les entendre également lors des cafés de Premier de l’an, lorsque le village entier se retrouvait chez l’un puis chez l’autre. Ils étaient soit du genre sentimental soit comiques, assez proches de ceux qu’il nous était donné d’entendre pendant les festou-noz.

C’est à l’âge de treize ans, poussé par la vague de 68 et le regain d’intérêt pour les festoù-noz que, à mon tour, je m’essaie au chant. Formé d’abord par ma mère, puis par Albert BOLORE, il ne me restait plus qu’à trouver un compère. Rémi OLIVIER dont le père, Auguste, fut l’un des fondateurs du groupe., était tout désigné. Bon danseur et excellent bretonnant, le père nous donna les premières leçons ainsi que des paroles et des airs. Parcourir une quinzaine de kilomètres à vélo, éclairé par la pleine lune, avec en prime l’excitation et le trac de monter sur scène, il n’en fallait pas plus pour combler l’adolescent que j’étais.

Albert Boloré et Eugène Grenel lors d'un fest-noz à Bothoa (~1960)
Jean Marie Youdec (~1984) lors d'un fest-deiz à Plounevez-Quintin (22)
Jean Poder et Yann-Fañch Kemener (~1975) Lors d'un fest-noz à Plounevez-Quintin (22)

Bientôt se posa pour moi la question du répertoire. Interpréter le fonds commun est une chose, avoir son propre répertoire en est une autre. C’est alors qu’Albert me conseilla d’aller à la rencontre de deux “vieux” chanteurs : Jean-Marie et Jean POLDER de Plounevez-Quintin.

Tous deux étaient à la retraite, bien que très occupés. Ils avaient participé au renouveau des festoù-noz d’après-guerre et avaient été formés selon la méthode ancestrale, c’est-à-dire: en écoutant et en répétant après les uns puis les autres. La question de l’écriture ne se posait pas : n’ayant été scolarisés ni l’un ni l’autre, ils ne savaient ni lire, ni écrire. Jean-Marie tenait son répertoire en grande partie de sa mère et avait toujours chanté depuis son enfance. Jean, quant à lui avait été formé par un frère plus âgé et avait toujours pratiqué le chant lors de fêtes de battage et d’arrachage de pommes de terre. Très amateur de Kan a Boz et de mélodies, c’est lui qui me fit prendre conscience de la richesse de ce répertoire qui était encore vivant. J’orientai donc mes recherches vers ce type de chants. Dans les festoù-noz de cette époque, tout le répertoire musical et chanté était réservé à la danse ; la télévision bien implantée dans les foyers prenait le pas sur les assemblées et réunions familiales ; aussi les chanteurs n’avaient-ils plus occasion de faire entendre leurs mélodies. Jean me parlait souvent de chanteurs de sa jeunesse comme Jérôme MARTAIL, père de Madame BERTRAND, des ROLLAND, et aussi de leurs répertoires de chants très longs et de contes que lui-même aimait nous faire partager à l’occasion. C’est lui qui le premier me raconta l’histoire de Skolvan dont il ne se rappelait malheureusement pas des paroles. Sans réticence aucune et toujours avec plaisir, ils m’accueillirent et me donnèrent leurs répertoires. Ils me formèrent selon leurs méthodes en répétant après eux, jamais ce n’était la même chose. Je prenais d’abord les chants sous la dictée, mais la méthode s’avérait laborieuse, surtout quand je demandais de répéter tel ou tel mot que je n’avais pas compris. Souvent on me donnait son équivalent de la langue parlée ou on m’expliquait que dans les chansons, il y avait des mots que l’on n’employait pas tous les jours. “Ze ‘zo ur brezhoneg e giz-se ! C’est un breton comme ça !” Combien de fois n’ai-je pas entendu cette phrase, quand on n’était pas en mesure de répondre précisément à mes questions. Ensuite je fis comme eux, je répétais tant bien que mal ce que j’entendais. Là aussi, mission délicate lorsque je voyais Jean pour une séance de répétition, il m’apprenait un texte mais au moment de faire danser, il me chantait tout autre chose, sans mauvais esprit bien sûr ! De toute façon, l’important était de faire danser les gens.

Ma rencontre avec Erik MARCHAND, qui fut mon compère attitré de festoù-noz durant plusieurs années et avec qui je contribuai à perpétuer et à développer la pratique du chant traditionnel breton se fit dans ces années-là. Coiffé de son éternelle casquette, on le vit arriver depuis Paris en centre Bretagne à la recherche, lui aussi, de répertoires. Il me fut présenté par mon cousin Eugène GRENEL, qui lui dit que je serais à même de l’aider dans ce domaine. Erik me fit découvrir le vrai chant que je cherchais. En effet, il possédait des enregistrements anciens d’une Madame BERTRAND de Canihuel, provenant de la collecte de Claudine MAZEAS ; ils lui avaient été fournis par Pierre GUILLEUX qui fréquentait a l’époque les cercles et milieux bretons de Paris. Il me présenta l’association Dastum encore toute jeune, installée chez son président au manoir de Kernier en PlOUVARA.

Madame BERTRAND avait la réputation d’une très grande chanteuse dans toute cette région du Pays Plinn. J’avais le vague souvenir de l’avoir vue à Saint-Nicolas chez son fils, mais pas celui de l’avoir entendue chanter. Quand je l’endendis chanter Skolvan, ce fut un choc : j’entendais enfin cette gwerz dont m’avait parlé Jean PODER, et dans une version longue. Inutile de préciser que l’écoute de ces chants aura été déterminante pour les recherches que je menais.

Polig Monjarret - Fds Nolwenn Monjarret

Le Kan ar Bobl, instauré par Paolig MONTJARRET en 1973, au départ principalement orienté vers le chant à danser, fut pour moi une excellente occasion de faire entendre ce répertoire. Des éliminatoires avaient lieu dans plusieurs villes de Bretagne ; les sélectionnés se retrouvaient à Lorient pour une finale. Ce fut pour moi à Rostrenen en 1975, l’occasion de donner un aperçu de ce répertoire, avec Ar Miliner. Le succès fut immédiat alors que je n’avais pas vingt ans, le texte tranchait d’avec ar Vatez vihan ou Kousk Breizh Izel du répertoire plus récent. De vieilles personnes se mirent alors à interpréter ce qu’elles savaient. La machine était lancée, il ne nous restait plus qu’à glaner. Valorisées et stimulées par ces rencontres, elles nous demandaient à nous les jeunes de venir apprendre des textes, des airs et des danses.

Par la suite, j’ai eu la chance de rencontrer la famille Mazéas de Guingamp, de Claudine en particulier. J’ai eu ainsi accès à l’ important travail de collecte qu’elle avait réalisé dès 1958, et d’entendre ces grands chants interprétés par des personnes maîtrisant pleinement leur art comme Mme BERTRAND, Mme GARLAN, Mme JUGUET et bien d’autres encore. Ces enregistrements étaient d’ailleurs d’une grande qualité technique. Cette famille, très cultivée, m’a aussi donné la possibilité de lier la tradition orale aux travaux réalisés antérieurement par des écrivains , chercheurs et musiciens.

Vers 1970, ma famille s’équipa d’un petit transistor à piles : ma mère y voyait une nette forme de progrès. Enfin on saurait ce qui se passe. Il se passa en tous les cas, que le dimanche, il y avait l’émission en langue bretonne de Chanig et Charlez AR GALL.

Les formules d’introduction et de conclusion, comme celles des contes, avaient pour rôle de mettre l’auditeur en condition pour un voyage :

Un amzer ‘zo bet
E veve e Breizh,
Tost d’o neiz,
Un toullad kelheien
A save war o alloù
Hag a daole selloù gwenn
Kerkent hag a zioh o beg
‘Tarzhe ur bomm brezhonek.
Me gred eo aet an ouenn da get,
Pe ma na n’eo ket
Gwasket eo gant ar pistig
An diwezhan hini
Chomet e dilec’h al Lanig

Il fut une époque
Où vivait en Bretagne
Près de leur nid
Un quarteron de coqs
Qui se dressaient sur leurs ergots
Et lançaient des regards furibonds
Dès qu’auprès de leur bec
On prononçait un mot de breton.
Cette race, je présume,
S’en est allée au trépas,
Ou si ça n’est pas le cas,
Un mal lancinant taraude
Le laissé pour compte
Par le renard en maraude.

Eman deut abaoe ar mare d’en em guitaat;
Mar deo bet an abadenn hirio deus ho krad,
Arabad deoc’h tud vad, kanan din meulodi,
Met m’ho peus kavet ganti tech pe si,
Ho pet ar vadelezh d’am digarezi.
Da dud an Arvor, da dud an Argoat,
D’am breudeur a galon, yac’h o gwad
D’am c’henvroiz a ziavaez bro,
D’an holl e laran kenavo.

Voici arrivé déjà le moment de nous quitter;
Si l’émission de ce jour vous a plu,
De grâce, ne m’en faîtes pas compliment,
Mais, si par quelque côté elle vous a déçu,
Veuillez avoir la bonté de m’en excuser.
Aux Bretons de l’Arvor, aux Bretons de l’Argoat,
A tous ceux à qui l’amitié me lie,
A mes compatriotes hors du pays,
A tous: Au revoir et merci !

Trop rares étaient ces émissions en langue bretonne pour les laisser passer, car en plus du théâtre et de la poésie, elles nous apportaient de la musique et des chants. Pas assez à notre goût bien sûr. Toutefois, cela contribua à entretenir mon intérêt pour cette culture.

Comme bon nombre de chanteurs et de musiciens de cette génération, j’ai vivement pris part au renouveau culturel de l’après 68 en participant à de nombreux galas de soutien au profit des familles de prisonniers politiques, d’associations anti-nucléaires, de comités de grève et surtout de l’association Diwan qui venait alors de se créer : las de mendier quelques rares heures d’enseignement de langue bretonne des parents d’élèves avaient fondé une association et décidé de monter un réseau d’écoles parallèles. Par la suite, des classes bilingues s’ouvrirent tant dans l’enseignement public que privé. Comme par enchantement, ce qui était jusqu’alors impossible s’avérait subitement réalisable. Quant à moi je me réjouis d’une telle initiative qui me fit comprendre combien les opinions, les valeurs et les esprits peuvent bouger.

Les festoù-noz et autres formes d’expressions musicales, dansées et artistiques connurent dans le même temps un regain d’intérêt tout comme aujourd’hui. Des groupes musicaux naquirent après l’impulsion donnée par Alan STIVELL et s’implantèrent au même titre que les sonneurs ou les chanteurs. En parallèle les jeunes générations manifestèrent un intérêt de plus en plus grand pour les formes traditionnelles de chant, de musique et de danse.

La présente publication, au moment du centenaire de la mort de LUZEL, trouvera sans nul doute sa place dans la multitude de parutions relatives aux travaux de LUZEL et de LA VILLEMARQUE à voir le jour. Le titre “Carnets de route” place le lecteur dans une certaine démarche qui, sans se prétendre scientifique ou exhaustive, veut valoriser le répertoire chanté de la région du centre de la Bretagne. D’autres publications suivront ou feront éventuellement l’objet d’études plus pointues sur tel ou tel chanteur. J’ai toutefois du faire un choix de ce qui me semblait le mieux représenter l’expression chantée de la génération de mes interprètes, au vu de ce qu’ils avaient pu me dire.

Je tiens ici tout d’abord à rendre hommage à tous ceux qui d’une manière ou d’une autre ont accepté de me communiquer cet héritage, toujours de façon chaleureuse, m’ouvrant les portes de leur maison et de leur coeur, avec une grande disponibilité.

L’intérêt éprouvé pour le chant traditionnel par les nouvelles générations, m’a incité à fournir les textes recueillis ici. Je sais que ceux qui s’intéressent de près ou de loin à la matière de Bretagne trouveront une source de richesses, sur le plan poétique, linguistique, ou même sociologique. La tradition nous a transmis à nous, Bretons, au cours des siècles, un goût certain pour les histoires, la poésie, la rime, le sens de la fête et de la convivialité.

Françoise Méhat de Laniscat (1982)

Tout enfant déjà, ces airs et ces chants me faisaient profondément vibrer ; aussi, quand je fus en âge de saisir pleinement la portée de ces textes, ce fut vers les plus graves et les plus profonds que je me tournai. Non que je rejette la satire, bien au contraire ; mais ceux-ci me semblaient plus propices à la réflexion et à la méditation. Il est intéressant de constater que les chanteurs eux-mêmes avaient aussi leurs préférences, peut-être en accord avec leur caractère. Ils ne chantaient pas d’emblée ces grands textes à l’exception de Françoise MEHAT dont ils constituaient le répertoire quasi-exclusif. J’ai plusieurs fois entendu dire quand je parlais de ces gwerzioù : “C’était le répertoire des anciens, cela n’en finissait pas.” ; pour d’autres : “c’étaient de belles chansons qui avaient du sentiment, qui racontaient quelque chose qui avait du sens.” Les gens eux-mêmes, que j’ai rencontrés, étaient toujours très fiers de donner et firent beaucoup d’efforts pour trouver au plus profond de leur mémoire, soit des bribes de texte, soit des airs, voire l’histoire réelle relative à tel ou tel chant. Car pour eux, ce qui était dit dans ces chansons ne pouvait qu’être vrai et souvent ils terminaient par : “ze ‘zo gwir”, c’est vrai, cela ne pouvait être remis en cause. S’ensuivaient aussi des commentaires sur la vie des anciens, la pauvreté, la mendicité, les mariages arrangés, le pouvoir des nobles, la vie de leurs propres parents et la leur…

En réalisant cet ouvrage, j’ai surtout tenu à exprimer ma propre démarche et mon vécu de chanteur traditionnel issu d’un monde rural à la charnière de deux époques et de plusieurs “pays”. J’ai voulu apporter une modeste pierre à l’édifice commencé par d’illustres prédécesseurs tels que Hersart de La Villemarqué, François Marie Luzel, Loeiz Herrieu… qui ont contribué à sauver de l’oubli une partie de la culture de notre peuple.

J’ai également essayé, autant que faire se pouvait, d’ajouter des notes à propos des chants ou des chanteurs eux-mêmes dans la mesure où je disposais de renseignements, ce qui n’était pas toujours le cas. Il m’est arrivé parfois d’entendre un chant, de le prendre sous la dictée ou de l’enregistrer même d’une personne de passage chez un de mes informateurs au moment de la collecte et que je n’ai jamais revue par la suite. Ceci explique l’imprécision de certaines notes.

J’ai enfin voulu accompagner cette édition d’un enregistrement sonore de ce qui me semblait le mieux représenter cette expression chantée. La qualité technique n’en est pas toujours très bonne. Ces témoignages authentiques n’en sont pas moins émouvants. Ils sont l’écho des voix de personnes enregistrées au crépuscule de leur vie et ne sont pas toujours significatifs de ce qu’elles pouvaient offrir alors qu’elles étaient dans la force de l’âge.

La classification que je propose est un compromis entre les classifications du siècle dernier et l’esprit dans lequel m’ont été donné ces textes. LA VILLEMARQUE avait choisi un classement chronologique, LUZEL avait préféré séparer gwerzioù et sonioù. Pour ma part, j’ai adopté une thématique fondée sur une approche de la réalité quotidienne qui était dans l’esprit des chanteurs.

Il est bien sûr difficile de dater ces chants. La filiation ancienne est loin d’être évidente.Les chanteurs que j’ai rencontrés qualifiaient parfois un chant composé trente ans plus tôt de “très vieux”. Un autre chant, jugé aussi très ancien parce qu’il était chanté par leur mère, avait été composé du vivant de celle-ci. En revanche, d’autres chants vieux de plusieurs siècles pouvaient leur sembler avoir été composés récemment. En fait, pour ces chants comme pour l’oralité en général, les éléments de datation sont très rares. Ce n’est que par les travaux de certains chercheurs et de publications trop rares à mon goût que nous pouvons avoir des éléments précisant l’origine de certains textes.

Cette poésie appelée populaire, trop souvent méprisée, rejetée par certains, avec ce que ceci implique parfois de péjoratif, méritait qu’un regard affectif lui soit porté ; elle véhicule depuis tant de générations les peines, l’amour, les joies, les mystères, l’imaginaire et les rêves, qu’il me semblait juste et nécessaire aujourd’hui de la célébrer.

Pendant plusieurs années, j’ai poursuivi ma quête, conscient que cette matière orale allait disparaître, afin de recueillir contes, chants, musiques, proverbes, etc…et aussi par souci de me créer un répertoire et d’approfondir mes connaissances de la langue et de la culture bretonnes. Cette publication est pour moi l’occasion de faire le point sur le chemin parcouru et d’y d’effectuer une sorte de bilan. Lorsque j’ai contribué à remettre en honneur ce type de chants bretons, nous étions peu nombreux. Aujourd’hui, ce sont plusieurs dizaines de femmes et d’hommes qui s’inscrivent dans cette tradition et veulent valoriser ce répertoire. Je les y encourage vivement : la voix, la musique, la poésie ont ceci d’extraordinaire qu’elles ouvrent les portes des coeurs, peut-on rêver d’un meilleur salaire ?

A toutes celles et à tous ceux qui me prêteront leurs yeux pour lire, leurs oreilles pour entendre et leurs coeurs pour comprendre, je souhaite BON VOYAGE.

Yann-Fañch KEMENER, Coray le 29 janvier 1996

Ma collecte de contes

Ma eo gwir amañ,
‘Tella bout gwir enañ !

Si c’est vrai ici,
Là-bas, ça doit l’être aussi

C’est dans les années 70, alors que je commençais mes premières collectes de chants populaires dans ma région natale du Centre-Bretagne, que j’eus la chance d’entendre certains de mes informateurs parler de contes qui se disaient autrefois lors de filajoù – veillées, les soirs d’hiver dans les kraouier tomm – les étables où l’on était au chaud.

S’il m’est possible aujourd’hui d’affirmer que dans mon enfance, j’ai été bercé par ma mère de chants en tous genres, je n’en dirais pas de même en ce qui concerne les contes. À mon avis, elle-même n’avait pas dû entendre beaucoup conter. Cependant, il lui arrivait, pour nous faire peur ou nous faire taire, de nous raconter des histoires de lutuned – lutins, de zeblanchoù – revenants, de kannerezed noz – lavandières de nuits ou encore de karrigell en Ankoù – l’Ankou et sa charrette. Mon père quant à lui nous affirmait que les taches sombres de la lune dessinaient en fait la silhouette du troc’her lann – le coupeur d’ajonc. Je me demandais bien comment cet homme était arrivé là-haut ? Mais mon père brisait le rêve en disant : se n’eo ket ’met kozh kontoù ! – ce ne sont que des sornettes !

Bien entendu, ces petites légendes n’étaient en rien comparables avec l’univers des contes que j’allais découvrir plus tard par le biais de Jean Poder, Catherine Duro, Elisa Magourou et autres qui sont présentés dans cet ouvrage.

Chronologie de la collecte

Ma première démarche consista à aller à la rencontre de ces anciens qui avaient gardé en mémoire un important répertoire de chants populaires en langue bretonne. Mon but était de les apprendre de la manière traditionnelle, c’est-à-dire en les écoutant d’abord puis en les répétant plusieurs fois après eux. Généralement quelques répétitions suffisaient pour me familiariser avec le texte et à être apte ensuite à faire danser les gens de mon quartier ou de la commune lors des festoù-noz organisés deux ou trois fois l’an. Par la suite, je me mis à noter les chants sur des cahiers. Mais si mes informateurs n’avaient aucune connaissance de la langue bretonne écrite, mon orthographe n’était pas encore bien arrêtée et basée plutôt sur la prononciation des paroles par les chanteurs.

C’est en 1975, que je me suis acheté un petit magnétophone à cassette, avec l’argent que j’avais gagné comme serveur dans un restaurant à Rostrenen. Cette acquisition me fut des plus précieuses et me facilita la tâche. Avec cet appareil, la possibilité d’écouter plusieurs fois le même morceau, me fit prendre conscience des subtilités et des richesses de ma langue maternelle.

En 1978 ma collecte s’amplifia. En effet, à cette époque, André Le Roux, maire de Lanrivain et les gens du SIVOM (syndicat intercommunal à vocations multiples), furent à l’initiative du premier journal parlé en breton, sur cassette (1978 – 1981). Ce journal se nourrissait de l’actualité politique et culturelle du Centre-Bretagne. Il permit de diffuser un grand nombre de chants, de contes et autres traditions orales transmises par les gens du pays.

Ce média local me permit aussi d’élargir mon répertoire et de « découvrir » bon nombre d’informateurs peu connus. J’ai le souvenir d’avoir ainsi accompagné René Richard ou Jean Yves Thoraval qui travaillaient pour ce journal, chez Anne-Maï Pennec de Peumerit-Quintin, Elisa Magourou de Kerpert ou une certaine Eugénie de Plésidy.

Dans cette période initiale de collecte, je n’avais aucun objectif scientifique. Ce qui m’importait avant tout, c’était de recueillir un répertoire de chants populaires pour le sauver de l’oubli et de le faire connaître à un large public. C’est pourquoi, j’ai négligé de prendre en note des éléments qui auraient certainement été aujourd’hui très utiles comme par exemple des informations sur les chanteurs et conteurs, leurs sources, le contexte dans lequel ils avaient entendu tel ou tel chant ou conte, leur pratique, leur personnalité … Mais comme dit le proverbe breton : Pa vez kou’et er c’harr, ’vez kavet en henchoù plinn – C’est quand la charrette est tombée, qu’on trouve les chemins plats ! Autrement dit : il est trop tard pour avoir des regrets.

Ces documents dormaient chez moi au fond d’un tiroir, jusqu’au jour où Daniel Giraudon, travaillant à la publication d’un ouvrage sur les traditions populaires de Bretagne, me sollicita pour quelques renseignements. Je lui fis voir mes carnets de notes et lui fis part de mon souhait de publier ces contes. Il trouva ce projet intéressant et proposa d’en envisager une publication avec l’aide de deux de ses étudiants. La plupart d’entre eux figuraient dans plusieurs carnets, d’autres sur feuillets pris sous la dictée ou sous formes de notes, d’autres attendaient d’être retranscrits, et il est vraisemblable que sans la rencontre et le travail assidu de René Kergoat et d’Yvonne Olivier, ceux-ci seraient restés là où je les avais rangés.

Mes rencontres avec les conteurs
Adèle Buguellou et sa belle sœur (~1972) St Ygeaux (22)

Ma collecte de contes s’étale sur une période allant de 1975 à 2006. Je commençai par aller voir une voisine Adèle Buguellou de Saint-Ygeaux. Elle fut pour moi une « mère de substitution ». C’était une personne d’une extrême finesse aimant chanter et ayant une grande connaissance des traditions locales, de généalogie et d’anecdotes en tous genres. J’ai le souvenir en particulier de soirées ou de dimanches après-midi pluvieux où elle me racontait des histoires de revenants et d’autres récits qu’elle me disait détenir de sa grand-mère.

Ensuite, ce fut ma rencontre avec Jean Poder de Plounévez-Quintin. C’est Albert Boloré de Sainte-Tréphine, qui m’avait conseillé d’aller le voir. Il était connu dans le pays Fañch pour ses qualités de chanteur au grand répertoire, comme Jean Marie Le Youdec, un autre chanteur de Plounévez-Quintin. Je le vois encore, un jour d’hiver, dans sa cave à faire des boutegoù – des mannes -, qu’il allait vendre dans la campagne environnante. Comme j’avais une voiture, je le conduisais chez ses clients entre Saint- Nicolas-du-Pélem, Plounévez-Quintin et Sainte-Tréphine et, en route, nous chantions ensemble. Un jour, il me dit : « Me ’oera kontadennoù ’ve’ – Je connais des contes aussi ». Il se mit alors à me raconter Iwanig blev liv gant aour – Iwanig aux cheveux d’or. Quand je lui demandai de qui il détenait ces contes, il me dit : Me ’m eus klevet er re-se gant re gozh Roland d’er goañv, ‘ba Kerpalmer du-se – Je les ai entendus par les vieux Rolland, l’hiver au village de Kerpalmer en Plounévez-Quintin. D’er goañv pe vize hir en noz, en dud ’n em gave ’ba’ ’n tier, e korn er c’hogn. Lod ’lâre kontadennoù, lod ell e gane, lod ell ’vize ’wriad plouz pe ’nei’o gloan – L’hiver, quand les nuits étaient longues, les gens se retrouvaient dans la maison, dans l’âtre. Certains racontaient, d’autres chantaient, d’autres cousaient des ruches de paille, d’autres filaient la laine.

En 1980, j’avais loué une maison au village de Gwern ar moc’h en Lanrivain. Ce fut pour moi l’occasion de renouer avec de vieilles connaissances de Magoar, les sœurs Le Méner et Tine Du. Pour Tine Du, nos rencontres avaient la forme d’un rituel. Elle me disait : « Dont e rit d’en dei’-mañ-dei’ de eur-mañ-eur – Tu viendras tel jour à telle ou telle heure ». Quand j’entrais chez elle, je la trouvais assise au coin de sa cheminée où brûlait un « feu de veuve », une de ses expressions qui traduisait à la fois sa solitude et son dénuement. Nous échangions alors très peu de paroles : « Bet e’ brav hudu, laket ’m eus on tamm pato … Be’añ ‘fo on tamm chocolat ? – Il a fait beau aujourd’hui, j’ai mis (planté) des pommes de terre … Tu prendras un petit bol de chocolat ?». Je la vois toujours avec ses sabots cirés noirs fretennet – cerclés par un fil de fer et son sarrau noir. Elle se levait pour aller prendre dans son garde-manger le chocolat qu’elle faisait fondre dans une casserole sur un petit réchaud à gaz. Chacun prenait son bol et s’asseyait de chaque coté de la cheminée. Elle ajoutait une bûche ou deux dans le feu. Alors elle pouvait commencer à raconter et à parler des « choses d’autrefois », principalement de la vie des gens.

Catherine Duro - Glomel (~2010)

Avec Catherine Duro, c’était encore différent. Ses récits étaient entrecoupés de pauses chantées. Les quelques contes qu’elle connaissait, lui venaient de son père. Selon ses dires, il était né en 1878 et avait vécu sa jeunesse entre Bonen et Glomel. Il savait beaucoup de contes, il était réputé comme chanteur et avait été l’un des compères de chant du père d’Emmanuel Kerjean. Il aimait les chansons nouvelles et en particulier celles composées par sa petite cousine Filomena Cadoret. Il avait autant de plaisir à chanter qu’à conter, le soir, ’ba’ ’r filaj in dro d’en tan, ’ba’ ’n ti – à la veillée autour du feu, dans la maison, Tap’ e rê or gador, ha ’n em lake tost d’en tan ‘vit kaout glaou de lakat war i gorn – Il s’asseyait sur une chaise, près du feu pour avoir de la braise pour allumer sa pipe. Kemer e rê i amzer – il prenait son temps avant de commencer.

Jusque la fin de sa vie pour ainsi dire, il continua à raconter des histoires à ses petits enfants. Parfois, il interrompait son récit et se mouchait le nez, une sorte de rituel chez les conteurs pour tenir leur public en haleine. D’autres fois, il leur donnait l’impression de vouloir raccourcir ses récits, mais les enfants réagissaient immédiatement en lui disant : « Kontet hir bepred ! – continuez encore ! ».

Et Catherine terminait en disant : « Ya ! ma zad ’ouie or bern traoù. Ma ’mize gouiet ’mize desket muioc’h – Oui ! mon père savait beaucoup de choses. Si j’avais su, j’en aurais appris plus ! Ya, met ’benn ’oe a’i ’nin, neuzen ’vize ket kalz a dud e ouie kontadennoù kin – Oui mais pour quand je fus adulte, alors il n’y avait plus beaucoup de gens qui savaient des contes ».

Séraphine Jegou (1982) Kerledec-St Nicolas du Pélem

Un jour encore que je prospectais dans la région de Saint Nicolas-du-Pélem, j’arrivai à la ferme de Kerlédec, chez les Jégou. J’avais entendu Séraphine chanter lors d’une éliminatoire de chants du Kan ar bobl de Rostrenen. J’étais curieux d’en savoir un peu plus sur son répertoire. Elle vivait là avec son mari Yves Jégou, dans cette ancienne ferme-manoir, comme on en trouve encore dans cette région ; Ar vis – l’escalier de pierres qui menait à l’étage, comme l’entourage en pierres chanfreinées des portes montrait le caractère cossu de la demeure. Lors de ma première visite, elle ne fut pas très loquace sous prétexte qu’elle ne se souvenait de rien : Na kontadenn, na kanaouenn ’bet kin – pas plus de contes que de chants. J’allais quitter la ferme quand je lui dis que, dans mon enfance, j’avais entendu parler de ce quartier et que ma mère y venait mendier avec son père alors qu’elle n’avait que quatre ou cinq ans. « Piv ’oe ho tad kozh ? – Qui était ton grand-père ? ». Je lui donnai alors ces précisions sur ma famille en lien avec la sienne: Ho tad ha tad If amañ oe daou gonsort bras, ha François-Louis, ’neus sikouret disavel er vugale – Votre  grand père et le père de Yves ici étaient deux grands amis et François-Louis a aidé à élever les enfants. Elle me dit alors : « Me zo ’h ont de soñjal ’ba’ me zraoù, ’po ket ’met dont ’benn on tamm ’amañ. – Je vais réfléchir à tout ça, tu n’auras qu’à revenir dans quelques jours ». A partir de ce jour-là, sa porte m’était grande-ouverte. Il n’était plus question pour moi de ne pas m’arrêter en passant devant chez elle. Elle ne l’aurait pas compris et m’en aurait peut-être même voulu.

Quant à Jean Marie Youdec qui contait plus volontiers des récits proches de la réalité quotidienne actuelle, il ne voyait guère dans ses contes que des histoires inventées par les curés pour effrayer les pauvres gens, comme celles de lutins et de fisik – tours de magie -, voire de sorserazh – de sorcellerie… Il disait aussi avoir vu un pauvre « coureur de campagnes », à Kristivel en Plounévez-Quintin, qui bien que simplet était doté d’une excellente mémoire et d’une capacité à captiver son auditoire par de telles balivernes. Pak’ a rê ’nê, koulskoude ’oe ket ’met or paou’-kêzh – Il vous les enveloppait et pourtant il n’était qu’un simplet !

Je ne sais comment traduire aujourd’hui l’immense plaisir qui fut le mien lors de ces moments intimes partagés avec cette dernière génération de conteurs traditionnels. Ce collectage et sa publication permettront, je l’espère, de sauvegarder quelques pièces de littérature orale en breton dont la quête fut initiée par les folkloristes du XIXe siècle comme Emile Souvestre, François-Marie Luzel, Anatole le Braz… Tous ceux qui s’intéressent à notre patrimoine populaire sauront en apprécier la richesse.

Lost er big war en dreizenn,
Dizoc’h eo ma c’hontadenn.
Lost er big war er gibel,
Ma oeret ma c’hontadenn lâret hi gwel !

Queue de pie sur le roncier
Mon conte est terminé
Queue de pie sur l’évier
Si vous le connaissez, mieux le dire vous pouvez.

Yann-Fañch Kemener

Références

Références
1 La gwerz se définit comme un chant à caractère dramatique, historique ou religieux, par opposition à la poésie dite lyrique.
2 Extrait de : Le parfait missionnaire, ou vie de R.P. Julien MAUNOIR par le R.P. BOSCHET éditée à Lyon chez Perisse Frères, libraires, 1834.