Yann-Fañch Kemener
Yann Fañch Kemener
Considéré comme l’une des plus belles voix de Bretagne, Yann-Fañch Kemener révèle le chant traditionnel breton telle une source qui coule à travers le monde.
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Si je savais voler

Si je savais voler

Article de Franck Tenaille à paraître dans le Trad Magazine de ce mois

YANN-FANCH KEMENER / RENAT SETTE

 

« SI JE SAVAIS VOLER » : UN PACS MUSICAL OCCITANO-BRETON.

 

Fruit d’une résidence commandée par le Chantier (Centre de création des musiques du monde situé à Correns, Var), la création Si je savais voler, pour ses deux premières scènes à L’Estivada de Rodez et au Festival de polyphonies de Calvi a suscité un bel enthousiasme. En ouverture d’une tournée et en prévision d’un disque à paraître chez Buda Records, rencontre avec les protagonistes de cette légitime réussite.

 

C’est un spectacle physique avec des voix, des anches, une pierre que l’on martèle, des pieds qui tapent le sol. C’est un spectacle tout en contrastes avec sa micro-dramaturgie jouant les pleins et les déliés de deux univers, le breton et l’occitan. C’est un spectacle très visuel régi par un jeu de va-et-vient entre deux chanteurs, le Breton Yann-Fanch Kemener, le Provençal Renat Sette, et deux musiciens, les Languedociens Laurent Audemard (responsable d’un formidable travail d’arrangement, clarinettes, hautbois languedocien) et son complice François Fava (saxophones). Façon de dire que lorsqu’une résidence mérite cette appellation, on n’est plus dans un vague « bœuf » musical mais bien dans un objet sonore inédit, fruit d’une intention forte, et d’une complexe transmutation de corpus, de langues, de modes, et dans le cas présent hybridation de personnalités et de leurs bagages culturels.

 

Trad Mag : Comment vous êtes-vous impliqués dans cette création ?

Yann-Fanch Kemener : Lorsque cette proposition de résidence m’a été faite par Françoise Dastrevigne, la directrice du Chantier à Correns, j’ai trouvé l’idée fort intéressante parce qu’elle allait me faire découvrir un univers que je ne connaissais pas puisque j’en étais resté à des « classiques » de la musique occitane comme le groupe Mont-Joïa, ce qui datait un peu. J’étais donc enthousiaste lorsque j’ai rencontré René Sette à Hyères. Mais après coup, j’ai eu la crainte de participer à une espèce de collage. D’où l’intérêt de ce travail qui a fait du lien entre des entités musicales fortes et leur a donné fois à la fois du corps et de la distance. Tout cela dans un travail de finesse au niveau des arrangements de Laurent Audemard.

René Sette : C’est d’abord la rencontre de deux personnalités du chant « profond », capables de chanter en solo des monodies. On avait déjà une ressemblance des répertoires et de la façon de l’interpréter. Existait donc l’envie de croiser ces deux possibilités pour voir ce que cela donnait.

Laurent Audemard : Il est important d’aller voir les gens chez eux. Yann nous a fait visiter son pays, ses églises, etc… Après tu parles d’une musique reliée à la vie de tous les jours. Ce n’est pas une création dégagée de ses contextes. J’ai ainsi écouté tous les enregistrements de Renat ou ceux de Yann depuis ses débuts jusqu’à ses expériences avec Didier Squiban ou Dan Ar Braz. J’ai analysé dans quels types de créations ils s’étaient impliqués. Ce qui m’a permis de retrouver des textes et des mélodies travaillées différemment, qu’il s’agisse d’un duo ou de quinze musiciens. J’ai pu constater par exemple que Yann conservait des choses très précises dans son duo avec le violoncelliste Aldo Ripoche. En l’occurrence ce qui lui fallait pour chanter. Voilà pourquoi il faut prendre beaucoup de temps pour comprendre un système musical avant de se demander si l’on peut ou pas changer l’harmonie, la rythmique, faire apparaître différemment la mélodie.

Trad Mag : Comment ce travail collectif s’est-il affirmé ?

J.F.K : A partir du moment où nous nous sommes rencontrés en Bretagne et que nous avons commencé à écouter des sons, des timbres, s’est posée la question des tonalités, des modes. Sans que chacun ne perde ce qui lui était essentiel. Par exemple pour moi, la prosodie, la rime, cette musique de la langue qui fait que j’évolue dans une dimension très libre alors que Laurent dans son travail d’écriture avait à faire avec des codes, des choses très carrées, précises. Ainsi, il nous a fallu inventer un langage pour pouvoir articuler tout cela.

Trad Mag : Une fois le périmètre défini comment s’est précisé le répertoire?

R.S: Nous avions beaucoup de matériaux. Pour ma part, des recueils de collectages du XIXe siècle, de Damase Arbaud, mais aussi issu de mon propre travail de terrain. Pour Yann, il en était de même. Quant aux thèmes, ils pouvaient chasser depuis des chants de la terre jusqu’au populaire religieux. Dès lors, comment trouver une thématique qui ne nous enferme pas trop et à la fois qui ne soit pas trop large afin d’éviter le patchwork ? On a décidé de cibler l’idée du voyage, du passage. Se ièu sabiàu volar (Si je savais voler), le premier morceau, dessine bien l’imaginaire entre la Bretagne et l’Occitanie et celui de la rencontre. Mais dans Lo Presonier (Le prisonnier), inspiré d’un texte anonyme retrouvé dans la prison de Forcalquier, l’espace-temps n’est plus le même. De même dans La Fialosa (La fileuse), on voit le temps qui passe à travers les fils de couleurs, depuis le blanc de la naissance jusqu’au noir qui fera le linceul.

Y.F.K : Nous sommes partis sur une idée d’équilibre entre les imaginaires occitan et breton y compris dans le déroulé du concert. Certains chants étaient évidents comme Lei bofets (Les soufflets), un air de carnaval qu’on retrouvait dans les deux régions. Ou encore la litanie des nombres qu’on retrouve en Bretagne dans Gousperou ar raned (Les vêpres des grenouilles) et en Provence dans Lei nombres. Mais nous avons choisi aussi des textes contemporains comme les poèmes de Jean-Yves Royer.

Trad Mag : Quelle philosophie a présidé aux arrangements ?

R.S : Tout en laissant la place aux instruments, nous souhaitions des arrangements qui conservent les couleurs spécifiques à notre chant. C’est ce travail de précision de Laurent Audemard et de François Fava qui a permis que cela fonctionne. C’est toute la différence entre l’aïoli et la macédoine !

L.A : Certains morceaux sont peu arrangés. Ainsi pour la suite de danses plinn on a conservé le kan ha diskan, voix-hautbois. Pour les basses, j’avais donné un canevas et j’ai laissé François improviser sur les parties d’accompagnements. Ainsi il pouvait développer sa propre « histoire » à partir de certains points d’appui. C’est à la fois des choix et des libertés…

Trad Mag : Quels exemples de ces transmutations ?

F.F : Sur Duc’hont ‘ar ar mane  il y a un intro instrumentale durant laquelle on déstructure le morceau, partant de cellules rythmiques qui n’ont rien à voir entre elles et l’on arrive au démarrage du chant. A ce moment-là, Yann envoie la vraie rythmique et nous revenons dessus. On procède avec deux basses (clarinette basse et sax-baryton), ce qui n’est pas du tout habituel, et l’on travaille sur des riffs de basse au début. Puis, il y a un passage durant lequel les chanteurs dansent et nous jouons la mélodie. Ensuite, les chanteurs reviennent a cappella, nous revenons Laurent et moi sur des ambiances harmoniques, les chanteurs assumant la rythmique et, au final, l’on retrouve le début. Nous avons donc inventé tout un trajet qui n’est plus le hanter dro du fest-noz qui se doit de porter la danse. Pour autant notre arrangement permet de danser. Seulement on a changé les points de vue…

Trad Mag : Comment s’est fait le travail d’ajustage ?

R.S : Ce qui m’a étonné, c’est le travail de Laurent Audemard qui analyse tout en profondeur, met à plat, écoute les tonalités, écrit, propose des trames. Il décortique tellement les pièces musicales qu’il retrouve la mélodie originelle alors que nous, parfois à force de les répéter, on en perd un peu le sens. Il arrive ainsi à optimiser les possibilités et voir comment les choses peuvent se marier. Ce fut du velours pour nous !

Y.F.K : Nous interprétons un très beau chant de fileuses dont la métaphore évoque des fils de couleur. Le travail d’arrangement est à cette image. On passe du diaphane au minéral avec la bombarde qui sonne. C’est après qu’on s’en rend compte. J’ai déjà travaillé avec des gens du jazz ou du free-jazz, mais je ne me sentais pas autant dans mon élément. C’est passionnant de travailler avec des instrumentistes qui sont aussi à l’écoute. C’est une autoroute !

Trad Mag : Quels problèmes avec à la langue ?

R.S :  J’ai l’habitude de m’adapter à des langues méditerranéennes. Ainsi en Italie, il m’est arrivé de chanter en calabrais ou en piémontais. Idem pour le castillan, le catalan des langues maghrébines. Je suis habitué à travailler avec des Méditerranéens. Là franchement, la langue bretonne j’en connaissais très peu et j’appréhendais. Ceci dit, on fonctionne par clin d’œil. Ainsi pour Maria Madalena qu’on chante à deux, j’avais envie de m’impliquer dans le breton et ce n’était pas gagné d’avance. Je dis toujours que c’était plus facile pour Yann à cause de l’usage du français. Lui dit que non car il a avec le provençal des histoires de toniques (rire).

Y.F.K :  Le provençal c’est très complexe ! Il ne s’agit pas seulement d’un travail d’oreille. Chanter en provençal ce n’est pas prononcer les sons plus ou moins fermés. C’est aller au plus profond d’une culture, de l’Autre. Sans parler de rythmiques auxquelles, nous bretons, nous ne sommes pas habitués. En outre, j’ai l’habitude de travailler avec un clavier ou des cordes, alors qu’il s’agit cette fois de sax, de clarinettes, de hautbois. Ce qui nous contraint à être dans une respiration commune.

Trad Mag : La mise en espace de vos imaginaires suscite en définitive quelque chose de très visuel, latin d’un côté d’un côté, plus celte et introverti de l’autre.   

R.S : Cette démarche expressive vient du fait que nous faisons du one-man-show. C’est assez gestuel mais, pour ma part, je mets le frein parce qu’il faut faire un équilibre à quatre (rire !) et qu’il y a aussi une expression physique des instruments.

Trad Mag : Ce spectacle déroule un filigrane assez métaphysique.

R.S : Une chanson, c’est comme un caillou que tu mets à côté d’un autre pour faire un mur qui dégagera une force. Nous avons la chance d’avoir des chants simples qui souvent véhiculent un message, une réflexion par rapport à la vie, la mort, l’humain. Ainsi nous donnons des clefs. Certaines des chansons que nous avons choisies, comme Le Caladeur, sont effectivement d’une grande profondeur.

Trad Mag : Cette création représente en fait un an d’apprivoisement mutuel.

L.A : Quand l’idée fut mise sur pied, on a pris sur nous de se rencontrer en Bretagne ou dans le Sud, de faire connaissance. Quand on a démarré à Correns et qu’on a vu les arrangements écrits, ce fut vertigineux. Depuis on n’a fait que nourrir ce travail, le sophistiquer, lui donner des prolongements. C’est un investissement intense, mais pour le chanteur aussi il faut un temps de maturation.

Propos recueillis par Frank Tenaille.

(Interviews volontairement réalisés séparément).

 

(*) Si je savais voler/ Une production du Chantier (Centre de création des nouvelles musiques traditionnelles et du monde). Fort Gibron, BP 4-83570 Correns

Tel : 04.94.59.56.40

www.le-chantier.com

 

Encart :

 

VENDANGE POETIQUE

 

En 2008, Max Rouquette (1908-2005), le grand écrivain occitan, aurait eu cent ans. Dans le cadre des nombreuses initiatives en Occitanie qui saluent sa trajectoire et son œuvre, une création, Rasims de lune (Raisins de lune), a été présentée fin juin à l’Opéra Comédie de Montpellier réunissant des musiciens, les voix des Manufactures verbales et, en récitant, Roland Pécout. C’est aussi à Laurent Audemard qu’avait été demandée la mise en musique des poèmes et proses de l’auteur de Vert Paradis. Une vraie gageure puisque cette création prévue pour octobre fut avancée de quatre mois pour coïncider avec Total Festum (rendez-vous décentralisé de la culture d’Oc dans tout le Languedoc-Roussillon par la Région). Ce qui a contraint le leader du groupe Une Anche Passe à un travail de composition à marche forcée, lequel, s’immergeant dans l’œuvre poétique de Max Rouquette, choisira dix-neuf textes avant de travailler partitions avec ses complices grâce à l’aide d’Internet. Un pari réussi qui mériterait à présent que cette création, tout à fait fidèle à la dimension animiste de l’homme d’Argelliers, puisse être reprise ailleurs.

F.T

 

(*) Avec Laurent Audemard (clarinettes, hautbois languedocien, François Fava et Henri Donnadieu (saxophones), Guillaume Séguron (contrebasse), Denis Fournier (percussion), Les Manufactures verbale (quatuor vocal), Roland Pécout (récitant). Création soutenue par le Languedoc Roussillon. Contacts : Amistats Max Rouquette, Chantal Gimenez : 06.82.01.11.36 / Laurent Audemard : 06 10 77 61 15

Franck Tenaille

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